Nous poursuivons notre lancée d’interviews consacrées à celles et ceux qui font l’actualité du jeu vidéo et de Final Fantasy. Auteurs, journalistes, fans, autant de facettes éclectiques qui démontrent une fois encore toute la variété de nos sensibilités. Notre rubrique “Quiz Time” prend donc une nouvelle ampleur et s’intitule désormais “Eyes On Me”. Nous l’inaugurons de la plus belle des manières aujourd’hui avec la transcription d’une entrevue passionnante de Charles « KadMony » De Clercq, l’auteur des “Les Légendes Xenogears & Xenosaga. Monolithes brisés” paru chez Third Editions il y a peu et qui rencontre très légitimement un carton phénoménal. L’ouvrage peut par ailleurs toujours être commandé en cliquant ici. Vous le verrez, la formation scientifique de Charles lui a permis de réaliser quelques exploits et de profiter d’une aura internationale auprès des communautés américaines et japonaises notamment. Nous vous souhaitons une très agréable lecture et nous nous retrouvons bientôt pour une nouvelle interview !  

 

Final Fantasy Dream: Bonjour, tout d’abord merci de te prêter à l’exercice de cette entrevue. En préambule, peux-tu te présenter à nos lecteurs, nous expliquer ton background, et qui tu es ?

Charles : Je m’appelle Charles De Clercq, j’ai 37 ans, je suis mathématicien dans la vie, enseignant-chercheur à l’Université, et j’ai toujours été un joueur mais plutôt éclectique, c’est à dire que je joue à des J-RPG mais aussi à d’autres genres, notamment des titres e-sports (RTS, FPS…), des jeux d’action aussi et cela depuis mon enfance. Depuis quelques années le destin a fait que je me suis penché sur trois jeux principaux c’est à dire Final Fantasy VI, Seikei Densetsu 3 et Xenogears sur lesquels j’ai découvert pas mal de trucs.

FFD: Concernant cette collaboration avec Third Editions autour de cet ouvrage, nous nous interrogions sur comment l’approche s’est faite. Est-ce toi qui est allé vers Third Editions de manière pro-active, ou bien le contraire, peux-tu nous expliquer la genèse de ce projet ?

Charles : Tout simplement, puisque cela fait un moment que j’officie en coulisse ou comme consultant pour les podcasts, sur Youtube et pour la plupart du contenu international fait sur le jeu à la suite de mes découvertes, j’ai simplement réalisé une candidature spontanée. Initialement, ma proposition concernait un livre consacré exclusivement à Xenogears. En 2014, j’avais déjà eu pour projet de le faire et j’avais tenté alors de contacter un autre éditeur français, Pix’n Love, et je n’ai jamais reçu de réponse.

Interview de Charles De Clercq, auteur des "LÉGENDES XENOGEARS & XENOSAGA. MONOLITHES BRISÉS".

Finalement, je n’ai pas insisté mais le projet me restait en tête car j’ai toujours senti qu’il y avait un vrai attrait pour l’édition d’un tel livre. Je savais que si quelqu’un d’autre le faisait, il n’allait pas être à mon goût, j’ai donc décidé de formuler une nouvelle candidature auprès de Third Edtions et cela a fonctionné !

FFD : Combien de temps a été consacré à la rédaction de cet ouvrage ?

Charles : Quand on a signé, la deadline était peu ou prou fixée à un an après signature mais j’ai très vite prévenu Third Editions que les délais étaient trop courts parce que je ne dispose pas d’une formation journalistique et que j’écris lentement, je pense. Le confinement m’a finalement permis de dégager beaucoup de temps et cela a pris au total environ un an et demi, recherches comprises. Le manuscrit définitif était prêt plus ou moins au printemps 2021. Il y a ensuite eu une longue période de relectures suivant la tradition chez Third, c’est à dire : relecture par moi-même puis par Damien Mecheri, l’éditeur en charge du projet, puis par des correcteurs professionnels puis à nouveau par moi-même et enfin par l’éditeur. L’ouvrage a donc été prêt juste avant la date de sortie prévue, janvier 2022.

Pour en revenir à l’écriture donc, j’imagine qu’un journaliste “professionnel” payé au caractère doit nécessairement développer une routine, être habitué à un certain rythme d’écriture, par exemple en éditant un premier jet et en le peaufinant à la volée. N’ayant pas d’expérience d’écriture j’ai fait les choses de manière plus irrationnelle, laissant les choses sortir d’une traite, sans modification, de manière presque “adolescente”, je dirais. Cela a été très énergivore, plus long mais c’était aussi pour moi l’occasion de faire de cette expérience une opportunité de vivre les choses à fond, différemment que lorsque j’écris un article scientifique ou que j’invente un théorème.

FFD : Nous avons lu l’ouvrage, et l’on te félicite pour son contenu absolument extraordinaire et on a effectivement parfois le sentiment qu’à peine 400 pages pour aborder l’ensemble des sujets était un peu compliqué. As-tu eu le sentiment de devoir te restreindre parfois ?

Charles : Je ne me suis pas spécialement restreint. À l’origine, le volet Xenosaga ne devait pas être abordé, et donc cela s’est construit au fil de l’eau. J’ai ainsi dû me replonger dans ces jeux que je connaissais déjà mais qui étaient plus lointains dans mon esprit, donc cela m’a pris déjà beaucoup de temps. Et je pense aussi que cela faisait aussi partie de ma démarche et de ma volonté avec ce livre de ne rien m’interdire. La partie analytique de Xenogears notamment est une partie assez ouverte avec beaucoup de thèmes développés, toujours de manière relativement succincte. Je l’ai désiré notamment pour éviter de tomber dans l’écueil de la surinterprétation.

Interview de Charles De Clercq, auteur des "LÉGENDES XENOGEARS & XENOSAGA. MONOLITHES BRISÉS".

J’ai donc élaboré dès le départ un plan assez précis et ai décidé que chaque sous-partie ne devrait pas excéder les deux pages. Je n’ai eu aucune contrainte de la part de l’éditeur et pour moi chaque partie était au contraire comme un petit pamphlet, un moment où je voulais prouver à l’éditeur que mon angle ou le sujet choisi, aussi obscur ou méconnu soit-il, pouvaient intéresser. On m’a simplement demandé de compléter des éléments liés à Xenosaga mais j’ai eu carte blanche sur le contenu, nous avons travaillé main dans la main avec Damien, en toute confiance. De fait, j’ai eu très peu de contacts avec Third : j’envoyais régulièrement mes avancées à Damien et je n’ai reçu en réponse que des commentaires élogieux qui m’ont encouragé jusqu’au point final.

FFD : La presse écrite est en déclin depuis longtemps mais il existe une vraie ferveur concernant ces éditeurs (Third, Pix’n Love…). Comment est-ce que tu expliques cet intérêt, et même cette ferveur pour tous ces ouvrages ?

Charles : C’est très intéressant car la presse vidéoludique française est un milieu que je connaissais peu et que j’ai découvert à l’occasion de ce livre. Il s’agit d’un tout petit microcosme et j’ai un regard extérieur à son égard. Mon impression est que l’on connaît les causes des difficultés rencontrées par la presse depuis longtemps, on en a tous beaucoup parlé. Cela dit, il y a désormais cet attrait pour les travaux un peu plus analytiques. Je pense que la presse JV est un milieu intéressant, car pour une raison que j’ignore, le milieu du JV a une façon de traiter ses problèmes de façon assez adolescente avec notamment, je trouve, des difficultés à s’extirper de l’actualité. Il semble difficile d’écrire sur autre chose que l’actualité ou la nostalgie, de s’extraire du commentaire.

On va donc facilement raconter le développement d’un jeu, sa genèse, mais le côté analytique semble être un lieu d’insécurité pour les journalistes, cela ne correspond pas au cœur de métier ni à la temporalité du milieu. C’est donc très bien que Third et d’autres éditeurs parviennent à se faire une petite place, car cela peut libérer les journalistes et démontrer que le public ne se satisfait pas seulement de la nostalgie. Pour ce livre, il ne s’agit pas seulement de parler entre “fans” mais de s’atteler à une réelle opération de “démystification” du jeu. Et on a d’ailleurs été surpris par le succès rencontré !

FFD : C’est un sujet important car le succès du livre est impressionnant, l’on sait que Third prend des risques en s’aventurant sur un sujet finalement de niche. La version First Print est tombée en rupture de stock en quelques minutes seulement. Comment est-ce que tu parviens à l’expliquer ?

Charles : Je connais les communautés françaises, américaines et japonaises du jeu depuis très longtemps. Elles ont de très grandes disparités : même s’il existe un réel intérêt de la part des français pour le jeu, il s’agit le plus souvent de connaissances que je qualifierais d’”horizontales”. En termes de passion et d’expertise pure, la communauté japonaise est quant à elle fascinante, avec une réelle culture sur les sujets… C’est incomparable. J’ai été très vite suivi avec beaucoup de passion au Japon notamment et aujourd’hui, j’ai été touché de voir tous ces joueurs japonais acheter ce livre, alors même qu’ils ne peuvent pas le lire et encore moins le comprendre.

C’est presque ironique car il y a vingt ans, nous achetions le livre Perfect Works de Xenogears en Japonais et nous regrettions de ne pas pouvoir le lire… Et c’est désormais l’inverse qui se déroule. Ce qui m’a beaucoup surpris, c’est qu’à l’annonce du livre, il y eut non seulement la ferveur de la communauté, mais aussi de nombreuses nouvelles personnes qui devaient s’intéresser au jeu en silence depuis tout ce temps. La version collector du livre a été épuisée au bout d’une heure à peine… Je crois qu’on a “’réveillé les morts” (rires…). Plus sérieusement, mon impression est qu’on sous-estime toujours l’importance et l’implication des communautés ‘Xeno’.

Interview de Charles De Clercq, auteur des "LÉGENDES XENOGEARS & XENOSAGA. MONOLITHES BRISÉS".La politique de Third indique qu’il n‘y aura vraisemblablement pas de réédition de la First Print même si je ne souhaite que cela ! Je craignais que le nombre d’exemplaires édités soit insuffisant, mais je n’ai aucune idée des quantités qui ont été imprimées et cela me fait mal au cœur de voir qu’il y a déjà une grosse spéculation sur Internet pour ces versions collector (j’en ai vu à plus de 200 euros !).

FFD : Concernant le monde de l’édition et pour mieux comprendre comment le travail se déroule. Peux-tu nous expliquer le modèle économique d’un auteur aujourd’hui ?

Charles : Pour être transparent, je suis habitué à l’édition scientifique et donc aux “grosses machines”. Ce travail éditorial m’a eu l’air beaucoup plus “familial”, ce qui a des bons côtés, et des moins bons aussi. Cela dit concernant Third, je peux le dire, cet éditeur fait les choses sur tous les niveaux de manière très professionnelle et carrée. Pour le premier livre de leurs auteurs, leur contrat est très “standard”, la rémunération est un pourcentage lié au prix de vente HT, et nous recevons une avance avant publication sur les premières ventes. Un tiers à la signature, un autre tiers à la remise du manuscrit, et le dernier lors de la mise en vente.

FFD : Tu nous expliques qu’il y a une vraie attraction autour de cet ouvrage, et une vraie communauté internationale. En matière de traduction de l’ouvrage, est-ce que vous avez déjà des projets ?

Charles : Depuis et avant même la sortie de l’ouvrage, du fait du public qui suit mon travail, il y a une pression internationale pour que le livre soit traduit, par exemple de la part de Jason Schreier qui m’a plusieurs fois dit qu’il voudrait pouvoir le lire. Pour le moment l’éditeur m’a indiqué qu’il n’y a rien de prévu concernant des traductions. Cela viendra sans doute mais pour le moment, il n’y a aucun projet en cours allant dans cette direction, en tout cas pas à ma connaissance. Mon rêve serait qu’un jour on dispose d’une traduction en japonais.

FFD : Tu disposes donc d’une expertise sur 3 titres, mais aussi sur Final Fantasy VI. Quel est donc ton rapport à Final Fantasy et notamment ton expertise sur Final Fantasy VI ?

Charles : Ma découverte autour de FF est tardive. Au collège, j’ai découvert Final Fantasy VII par un ami qui me l’a prêté et je me suis mis à y jouer passionnément avec ma sœur jumelle. À l’époque, nous étions vraiment novices : au début de l’aventure, on s’est rendu compte que l’on pouvait fuir les combats donc pour aller plus vite dans l’histoire, on a fuit tous les combats sans comprendre qu’il y avait un système d’expérience ! On est parvenus tout de même à faire la moitié du jeu ainsi, en galérant sur les boss. Finalement, je suis parti en vacances et ma sœur a passé deux semaines à farmer en boucle (elle ne voulait pas continuer l’aventure sans qu’on soit à deux) donc à mon retour on était devenus beaucoup trop forts et on s’est mis à rouler sur le jeu.

Interview de Charles De Clercq, auteur des "LÉGENDES XENOGEARS & XENOSAGA. MONOLITHES BRISÉS".Final Fantasy VIII est donc le premier titre que j’ai vraiment attendu, et même si je ne le trouve pas à la hauteur du VII, j’ai de la tendresse pour ce jeu. Par la suite je me suis un peu déconnecté de FF car je ne disposais pas d’une PS2 quand FFX est arrivé. Plus tard j’ai commencé à m’intéresser au speedrun et je suis revenu sur le cas de FF VI que je trouve très touchant avec ce côté choral, ce monde qui se délite à la deuxième partie du jeu, l’absence de véritable héros. Cette écriture de la désolation m’a beaucoup marqué, tout comme le passage du “train fantôme”, et ce mélange très théâtral des mimiques des personnages qui apportent du burlesque dans un monde détruit… Cela m’a fasciné.

En regardant les speed-runs, je me suis interrogé sur certaines possibilités non exploitées, cela a réveillé mes allants mathématiques (je ne suis pas un grand consommateur, je me consacre à peu de choses mais j’ai besoin de contribuer, d’inventer). C’est difficile de décrire ce que l’on ressent quand on découvre un théorème de mathématiques car c’est très grisant : on a le sentiment d’explorer quelque chose que personne n’a visité auparavant. C’est un peu pareil quand on trouve quelque chose dans un jeu que tout le monde connaît et qu’au final on casse le système, on chamboule totalement l’image et l’expérience de jeu des joueurs, une fois qu’on leur a montré. Le fait que tous puissent ensuite reproduire ces trouvailles et redécouvrir leurs jeux préférés d’une autre manière, c’est un vrai partage. C’est très grisant.Interview de Charles De Clercq, auteur des "LÉGENDES XENOGEARS & XENOSAGA. MONOLITHES BRISÉS".

Après quelques découvertes sur FF VI, j’ai compris qu’il y avait un filon à exploiter. J’ai donc refait FF VI et j’ai vu que depuis près de 25 ans, il restait un bug mystérieux que les experts mondiaux n’arrivaient pas à maîtriser ni comprendre, appelé le Sketch Glitch. C’était un bug énigmatique, réputé dangereux car il avait même détruit des sauvegardes de plusieurs joueurs. On s’y est attelé avec Kilaye, mon alter-ego de FF VI, et on a réussi à le comprendre, et même à le rendre utile pour les joueurs ! Tout ça prouve que ces jeux sont toujours vivants. C’est comme en amour, la routine peut s’installer, mais si l’on cherche bien, l’on peut se redécouvrir et faire de nouvelles choses ensemble. Le travail de découverte autour de Final Fantasy VI est collégial, et nous avons finalement généré un énorme fichier Excel qui explique tout ce qui en découle pour que tous puissent mettre les mains à la pâte. Lorsque cela a été rendu public, les experts du jeu ont été ahuris, notamment au Japon et aux États-Unis, c’est pourquoi mon travail y est très suivi. Plus que jamais, après 25 ans de recherche, les possibilités paraissent infinies.

FFD : Le sujet du speed-run est d’ailleurs un sujet passionnant qui intéresse beaucoup. Tu sembles bien placé pour en parler, est-ce que tu aimerais éditer un ouvrage spécifiquement lié à cet aspect ?

Charles : J’ai beaucoup d’idées de sujets en tête, en effet. Cela reste toutefois délicat car il n’y a qu’un nombre fini de sujets, et c’était déjà une prise de risques de la part de Third d’aborder un sujet aussi confidentiel que la saga “Xeno”. Déjà, je pense qu’il y a de la place pour continuer à travailler avec une approche analytique de certains JV sous un spectre classique, comme je l’ai fait dans le livre. Il faut trouver un juste milieu et je ne manque pas de sujets sur lesquels je voudrais écrire, par exemple rédiger un ouvrage autour de l’évolution des localisations de jeux vidéo, car c’est un domaine qui regorge d’anecdotes passionnantes. Du reste, le speed-run est un sujet que je connais bien et où j’ai beaucoup de choses à dire, j’adorerais l’aborder. Pour que le sujet parle au plus grand nombre, on pourrait par exemple commencer par se consacrer exclusivement aux jeux FF dans un premier temps… Il y a plein d’autres sujets sur lesquels je souhaite écrire. J’ai déjà émis des idées mais rien n’est encore validé ni en cours, cela dépendra aussi de l’éditeur qui se lancera dans l’aventure.

FFD : Parlons de l’ouvrage, l’illustration est absolument splendide et signée Marion Millier. Comment est-ce que tu t’es investi dans cette collaboration, peux-tu nous expliquer le travail derrière ce superbe enrobage ? Même question pour l’illustration liée à la First Print absolument sublime.

Interview de Charles De Clercq, auteur des "LÉGENDES XENOGEARS & XENOSAGA. MONOLITHES BRISÉS".Charles : C’est une question très intéressante. En ce qui concerne les couvertures, c’est vraiment Third Editions qui s’en occupe, et ce n’est pas à la main de l’auteur. Il y a bien entendu eu quelques discussions et j’ai pu par exemple signaler que les premières versions de la couverture classique présentaient une incohérence qui a été corrigée (elle ne respectait pas les proportions du monolithe de Xenogears). J’ai proposé quelques ajouts ou modifications, l’ajout d’une petite touche du rouge caractéristique de la série mais le jaune est resté prédominant et j’en suis finalement très heureux et content.

Pour la couverture First Print, j’ai suggéré qu’elle soit à la manière d’une peinture à l’huile, pour ancrer les racines occidentales et classiques des jeux Xeno. Damien m’a invité à lui suggérer des artistes et parmi beaucoup, j’ai notamment évoqué Christian Angel. Je leur ai fait beaucoup de suggestions et finalement la couverture est axée sur Xenosaga. J’étais au départ inquiet car le travail du livre n’est pas initialement lié à Xenosaga, elle ne correspond pas à 100% à ma sensibilité mais la scénographie que Damien a voulue est très intéressante, avec Weltall surplombant KOS-MOS comme un spectre, à l’image de l’ombre de Xenogears qui surplombe toujours Xenosaga. La pose de KOS-MOS choisie par Damien correspond à celles de Marie-Madeleine dans certaines iconographies religieuses classiques : c’est une couverture très réfléchie. Il faut insister là-dessus, Third fait un travail remarquable sur ses couvertures et leurs livres sont de beaux objets. Cela apporte beaucoup.

FFD : Tu as eu l’opportunité d’obtenir une préface extraordinaire rédigée par Richard Honeywood, traducteur de la version anglaise de Xenogears. Comment est-ce que tu as pu obtenir cette opportunité ?

Charles : Au début, j’ai tout essayé pour le contacter mais il semblait impossible à joindre. Sans autre solution, j’ai cherché son nom sur Twitter et suis tombé par hasard sur une traductrice anglaise vivant au Japon qui expliquait avoir travaillé avec Richard il y a peu. Je l’ai donc contactée en privé pour lui demander ses coordonnées et Richard a accepté de me répondre. Après quelques échanges à peine, cela a été le coup de foudre. On a énormément discuté, c’est un vrai passionné aux mille anecdotes et je n’ai qu’une hâte, c’est de pouvoir le rejoindre à Tokyo pour qu’on partage un café ! J’ai tenté de lui envoyer quelques chapitres de mon travail en amont de la rédaction de cette préface, mais sa compréhension du français étant fragile, cela a été délicat. Il a reçu ce travail, en a compris l’essentiel, et il a lu certains morceaux avant de rédiger la préface que j’ai ensuite traduite moi-même.

FFD : Peux-tu par ailleurs nous expliquer le titre du livre, certainement pour des raisons évidentes, « MONOLITHES BRISÉS » ?

Charles : Dès la première proposition, je voulais un sous-titre qui mette en valeur Xenogears comme un monument du J-RPG mais aussi comme une épreuve, le tombeau des ambitions de ses auteurs. L’ajout de Xenosaga au contenu de l’ouvrage n’a bien sûr fait que renforcer cette tonalité car les deux ont suivi un destin similaire. Ces deux univers ayant pour dénominateur commun des monolithes mystérieux, j’ai fait évoluer le sous-titre vers leur évocation. Je trouve que cela résonne très bien avec la couverture classique. D’ailleurs, je me suis d’ailleurs souvent demandé si certains lecteurs sont tombés par hasard sur le livre alors qu’ils étaient dans une librairie, attirés par les deux monolithes dorés, se disant « tiens, qu’est-ce que c’est que ce truc noir? »… C’est un peu comme quand les humains découvrent le Zohar, dans l’introduction de Xenosaga: Episode I (rires).

FFD : Abordons le cœur du sujet, dans le monde du J-RPG, Xeno’ reste une œuvre ovniesque car certains sujets abordés, notamment religieux et philosophiques restent tabous, c’est donc très atypique. Comme peux-tu expliquer que ces œuvres aient pu émerger et que cela ait pu être produit à l’époque. Quelle est ta vision de chose ?

Charles : Xeno’ est de toute façon irrémédiablement lié à ses auteurs. On peut dire que c’est un vrai jeu d’auteur(s) qui est aussi celui d’une époque. J’aime à dire que la sortie de Xenogears, le 11 Février 1998, est pour moi la date la plus importante à retenir du J-RPG. C’est une époque d’exploration débridée pour Square car l’argent coule à flots, la PlayStation libère complètement la créativité des développeurs, et c’est aussi l’époque de libération des créateurs qui étaient précédemment attachés à Final Fantasy. C’est là qu’entre en scène Takahashi, un homme cultivé qui connaît beaucoup la psychologie, la philosophie… et si le processus a été lent, Takahashi, par sa méthode, petit à petit, a pu introduire tous ces ingrédients et a finalement pu profiter d’une liberté totale, car l’époque le permettait.

JInterview de Charles De Clercq, auteur des "LÉGENDES XENOGEARS & XENOSAGA. MONOLITHES BRISÉS".’aime à dire que c’est la date la plus importante du J-RPG, non pas parce qu’il s’agit de Xenogears seulement, mais parce qu’elle reflète aussi Final Fantasy VII, son alter-ego. Les deux étaient diamétralement opposés du fait de leur représentation en 2D et en 3D, et l’histoire du J-RPG a suivi la route de FF VII, ce qui est compréhensible, le jeu est magnifique. La date de Xenogears, c’est quelque part la fin d’une manière de concevoir le J-RPG, le début d’une nouvelle ère, qui vivra dans le sillage de FF VII.

 

FFD : Square oblige finalement Takahashi à “bâcler” le travail et à proposer un CD 2 au rabais parce que le projet semble s’enliser. Comment tu expliques cette frilosité vis-à-vis de ce projet alors que c’est une époque euphorisante à tous les égards pour eux ?

Charles : Même si c’est une époque où la créativité est inouïe, il existe toujours des impératifs de société et à l’époque, la tradition chez Square est qu’un jeu doit être conçu en deux ans. Il ne s’agit donc pas seulement d’une limite de budget, mais aussi de temps. Quand Takahashi arrive au terme de ces deux années de travail, il n’en est même pas au final du premier disque, comme on peut le constater dans les fichiers du jeu. Il arrive finalement à aménager six mois supplémentaires mais c’est trop peu et il fallait finir le jeu, coûte que coûte.

FFD : Concernant Takahashi, il aurait pu être le Sakaguchi d’aujourd’hui et garder une place importante au sein de SQEX. Concernant sa carrière, est-ce que tu penses qu’il a fait les bons choix. Est-ce que son talent est véritablement exploité ? Comment tu perçois cet artiste tellement singulier aujourd’hui ?

Interview de Charles De Clercq, auteur des "LÉGENDES XENOGEARS & XENOSAGA. MONOLITHES BRISÉS".Charles : C’est un artiste qui a un fort tempérament et qui en même temps reste assez secret. Je le qualifie même d’irascible, c’est d’ailleurs un mot que j’ai dû retirer à de nombreuses reprises car je l’utilisais beaucoup trop dans le livre (rires…). Avec Xenosaga, il y a vraisemblablement eu une part d’orgueil avec la volonté de faire “mieux que Final Fantasy”. Seulement quand on ne maîtrise pas la 3D, cela devient beaucoup plus compliqué. La problématique est que Xenogears et Xenosaga sont des jeux conçus pendant des périodes de transitions technologiques. C’est flagrant dans Xenogears avec ses scènes animées mais aussi ses scènes en 3D … et tout cela n’a pas de sens. Vouloir tout faire en même temps ne peut pas fonctionner.

Désormais, après l’échec Xenosaga, la situation a changé : Monolith est devenu le leader technologique pour Nintendo afin de concevoir des mondes ouverts, on pense notamment à l’aide notable apportée au développement de Breath of The Wild. Je souhaite également aborder un autre point. L’Histoire semble retenir qu’après une transition très mal gérée entre Xenogears et Xenosaga, Takahashi finisse par indiquer son opinion selon laquelle le jeu vidéo n’est pas un moyen pour transmettre des histoires. Les jeux Xenoblade, dont le background est moins prédominant, semblent alors être le fruit de ce renoncement. Comme expliqué dans le livre, je pense que c’est une erreur, que le renoncement de Takahashi à l’époque de Xenosaga n’est qu’une façade. Désormais libéré de ces problématiques technologiques et fort du nid douillet que propose Nintendo, je pense que les conditions sont bonnes pour qu’il revienne vers ses fondamentaux.

FFD : Nous abordions le cas des différents Xenoblade qui forment une vraie scission, et qui mériteraient certainement un ouvrage, quel regard as-tu sur ces titres ?

Charles : Je n’ai malheureusement pas eu le temps de jouer au moindre Xenoblade pour le moment, et j’espère pouvoir le faire un jour ! Pour moi ce sont des jeux à système, des jeux qui de ce point de vue sont des réussites même si je n’ai pu que les contempler de loin et qui portent le renoncement à l’épique et au philosophique, c’est pour moi une erreur.

FFD : Est-ce que tu penses que c’est une vraie volonté de Takahashi ou bien une pression de Nintendo qui ne souhaite pas s’embrasser de thématiques trop complexes ?

Charles : J’imagine que Takahashi est finalement un peu moins connecté, plus en coulisses et ne force plus vraiment sa nature. Je ne suis pas sûr que Nintendo leur mette tant de pression que cela… En tout cas, je suis persuadé que Namco en mettait davantage au cours de Xenosaga ! Il y a aussi le tournant esthétique de Xenoblade Chronicles 2 avec l’érotisation des blades qui pour moi n’est pas un problème en soi, je n’ai rien contre l’érotisme, mais donne une vibration particulière, dans un contexte où le fond du propos semble déjà rogné ou atténué.

Interview de Charles De Clercq, auteur des "LÉGENDES XENOGEARS & XENOSAGA. MONOLITHES BRISÉS".

Concernant mes attentes pour le futur, je n’en ai pas spécialement. Le Remake de Xenogears est sur toutes les lèvres mais c’est un projet extrêmement délicat, tant au niveau de la création que des droits. Concernant Xenoblade Chronicles X, même si je n’y ai pas joué, c’est un jeu que j’ai beaucoup observé et j’y retrouve beaucoup ce que j’aime dans Xenogears, notamment la dualité des combats entre humains et entre Gears. Xenoblade Chronicles X parvient, quand on monte dans son Gears, à effeuiller un monde tout à coup exponentiel, qui laisse présager de son immensité. Pour le futur, le rêve serait de retrouver toute cette capacité à dévoiler le monde avec des personnages moins vides surement, et un scénario plus poussé. Plutôt que des rêves, il convient d’attendre ce que le studio nous réserve, et je suis très optimiste, les conditions m’ont l’air très bonnes.

(NDLR : Cette interview a été réalisée alors que Xenoblade Chronicles 3 n’avait pas encore été annoncé).

FFD : Le mot de la fin s’il y a un aspect, quelque chose qui te tient à cœur, qu’est-ce que tu souhaites partager avec nous et nos lecteurs ?

Charles : Il y a beaucoup de choses mais ce qui ressort le plus est ce que j’aborde dans les remerciements du livre. Nous vivons une période très difficile sociologiquement, politiquement notamment… Il devient difficile de croire en quelque chose. Le monde dans lequel on vit devient de plus en plus sédentaire et je crois que des jeux comme Xenogears “non finis” méritent notre tendresse. Certes ils sont amochés, mais leurs failles montrent que le monde nous échappe, qu’on ne peut pas le réduire à un discours : ces jeux peuvent nous inspirer. Je pense même à écrire quelque chose autour de ces œuvres “non finies”, car je crois que cela apporte quelque chose, un souffle. Probablement, et même si c’est peu conventionnel de l’évoquer, si le CD 2 avait été complété, le jeu n’en aurait peut-être pas été forcément plus vibrant. Il y a une forme de côté choral où tout s’effrite et où à la manière des développeurs, le joueur s’accroche à ce qu’il peut.

FFD : Nous concernant, nous avons une question particulière à te poser. Le livre dispose d’un secret, notamment un mot de passe, une surprise, peux-tu nous en parler ?

Charles ; Oui, nous avons découvert il y a quelques années seulement qu’il y a un alphabet caché dans le code du jeu. Cet alphabet est présent partout au cours de l’aventure et on l’a identifié en étudiant une série de glyphes sur la jaquette de l’OST. On s’est donc amusés à la fin du livre à éditer un mot de passe avec ces glyphes qui mène à une page cachée, qui propose du contenu supplémentaire et donne la possibilité aux lecteurs de laisser un petit message. J’y ai mis des informations autour du concert de 2018 ainsi que certains travaux que j’ai pu effectuer récemment autour du jeu. Pour info, il y a un petit souci avec la version numérique, où un glyphe a été mis par erreur – le “R” devient un tiret, je crois -. Si vous avez des soucis pour déterminer le mot de passe complet, n’hésitez pas à me joindre ou via Third directement ! Merci !